Changements de bord

Victor Watkins n'est pas très heureux qu'on lui propose une employée pistonée pour remplacer la célèbre et talentueuse Anatina Sulger dans une mission d'infiltration d’un réseau de trafiquants et de blanchisseurs.

Que vient faire cette nièce du Procureur, dépourvue, timide et terne, dans cette galère?

D'autant qu'elle a une fâcheuse tendance à changer de bord....

Vous pouvez télécharger ce roman inédit de Marthe Lune en intégralité ici.
 
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En voici un extrait:

Le lendemain à l'heure dite, Simone se trouve à l'entrée du concert du groupe You Know.
On est le jeudi 6 août.
C’est un rendez-vous de choix. On sent dans l'ambiance une excitation bienveillante, une sorte de bonne humeur indestructible, malgré la diversité de l'assistance, où les gentils collégiens se mêlent aux zonards en vadrouille et à quelques branchés vieillissants. Mais Simone, seule en territoire inconnu, est bien entendu très intimidée.
Elle craint beaucoup de déplaire à Alberto. Celui-ci arrive en retard, et décidé l'ignorer complètement pour la décourager de sa mission. Il oppose donc obstinément à ses tentatives de rapprochement un désintérêt total.
Bientôt, tous deux, debout sur la pelouse en décomposition, à respectable distance l'un de l'autre, sont assaillis par les accords à la fois rêveurs et désenchantés de You Know, qui bercent la tristesse de Simone. Elle cesse de penser à son personnage, magnifiée qu'elle est par la beauté transcendante et dissolutrice de ces sons.
Alberto, par contre, est arrivé au concert très mal disposé à l'égard de la musique. Cela lui arrive d'ailleurs de plus en plus souvent. Il y a des soirs où il ne perçoit les harmonies qu’à travers un rideau d'angoisse, comme privées d'affectivité, telle une architecture oppressante et trop savante. Il revient pourtant toujours aux concerts, en quête des grandes sensations d'autrefois, et aussi pour y retrouver l'un ou l'autre de ses anciens copains du département "petit trafic", pour qui il éprouve une amitié quasi indélébile.
Il regarde autour de lui pour essayer d'en repérer quelques-uns, mais n'en voit aucun. A un certain moment, tout de même, la voix rocailleuse du chanteur le saisit aux tripes et il sombre dans une bienheureuse amnésie, s'abstrayant du sac de noeuds qu'est son existence, et de la pensée de tous ceux auxquels il n'a, en cet instant précis, aucun compte à rendre.
Le groupe joue un morceau effréné, "Age bête", dont une traduction vous est offerte par la maison:

"Le grand amour réalisé,
C'est un pauvre luxe blasé,
Elle préfère ses joues en feu
Et ses fétichistes jeux..."

Soudain, Alberto sent qu'on lui tape sur l'épaule. Il se retourne. L'imprévu est là, et l’imprévu a la stature imposante de Kip Hernandez.
Il s'agit de l'homme de main et garde du corps du « Psy » et de ses seconds. Alberto l'a parfois rencontré lors de rendez-vous de business. Il est vrai que les contacts ont alors été réduits, car Kip attendait le plus souvent dans la voiture ou à une table de restaurant voisine. Mais Kip a déjà vu Anatina.
Il détone un peu, dans le public du concert, avec son costume-cravate. Qu'est-il venu faire là? Après avoir salué Alberto d'un signe de tête, il lui offre un cigare, qu'Alberto, dans son saisissement, accepte. Kip a l'air de s'ennuyer ferme et, mêlant sa voix aux décibels déferlants, il se lance dans une conversation sur le mode hurlé, qui gagnerait à être sous-titrée. Alberto répond d'après les quelques bribes qu'il perçoit et qui concernent plus ou moins la pluie et le beau temps.
- Ta copine a l'air d'apprécier cette musique, lui dit Kip.
C'est le troisième couplet:

"Son château est bien enfermé,
De ronces et d'épines cerné,
Et son enfance, ce rivage,
N'est qu'un souvenir sans visage"

Alberto pose son regard sur le dos de Simone, qu'on voit onduler souplement au rythme de la musique. Eh oui, oubliant sa maladresse et les regards critiques, Simone danse. Elle redécouvre son corps, s'abandonne à la rythmique lancinante et subtile du morceau dans une sorte de transe. Mais tout de même, comment Kip peut-il faire une telle confusion? Peut-être ne l’a-t-il vue que de dos? Mais alors, comment l'a-t-il reconnue, à plusieurs mètres d'Alberto et séparée de lui par deux rangées de spectateurs?
D'ailleurs, comme pour contredire cette idée, le garde du corps entraîne le Colombien quelques mètres plus en avant, pour lui donner un meilleur angle de vue sur la pseudo-Anatina. Celle-ci porte une superbe chemise en pat
chwork qui a appartenu à la vraie, d'où, peut-être, la méprise du garde du corps.
Alberto lui désigne le groupe de musiciens, qui commence un nouveau morceau par une introduction très douce.
- Génial, hein? dit-il.
- C'est pas mal, avoue Kip.
- Voilà enfin un groupe qui réussit à faire une musique aux racines rock autre que nostalgique ou bêtement plagiée, maintenant que tout a déjà été dit, exploré, mixé, dynamité, métissé, distordu, subverti et immortalisé, et que la musique rock devient aussi dérisoire que le théâtre anglo-saxon après Shakespeare - une forme de culte désertée par les dieux.
Influencé par ce noble langage, Kip se met à reconsidérer les sons qu’il entend.
- T'as lu Shakespeare, toi? demande-t-il, oscillant entre respect et sarcasme.
- Bien sûr, pas toi?
Alberto est sur la corde raide: ce n’est que tout récemment, pendant le séjour qu’il a fait dans les prisons de l’État, qu’il a eu l’occasion de se familiariser avec cet auteur. Le seul livre qu'il avait dans sa cellule était une édition préfacée et annotée de Hamlet, dans le texte original.